François Ruffin : « Il n’y aura rien sans débordement populaire »
Dans un entretien au « Monde », le député « insoumis » de la Somme appelle à une alliance « rouge et verte ».
Propos recueillis par Abel Mestre Publié le 02/11/2019 (Extraits)
Dans un entretien au Monde, le député (La France insoumise, LFI) de la Somme, François Ruffin, appelle à un « Front populaire écologique » autour du combat pour l’écologie. Cette alliance « rouge et verte » est au cœur de son livre Il est où, le bonheur (Les liens qui libèrent, 175 pages, 14 euros) qui sort jeudi 7 novembre.
Dans votre livre, vous appelez à former un « Front populaire écologique ». Pouvez-vous le détailler ?
François Ruffin :
S’unir, plus que jamais s’unir, pour donner à la France d’autres espoirs. » C’est le vœu qu’Ambroise Croizat, [le père de la Sécurité sociale], avait lancé en 1934, mais il résonne au présent : on se sent asphyxiés, étouffés. Il faut ouvrir d’autres espoirs entre l’extrême argent et l’extrême droite.
Dans les années 1930, il a fallu une exigence populaire. C’est la base qui opère la jonction des socialistes et des communistes. C’est elle qui lance, dans les cortèges de février 1934, « Unité ! Unité ! » Aujourd’hui encore, je me demande s’il ne faudrait pas une pétition, adressée aux partis, du genre « Arrêtez vos conneries ! » Parce que sinon, va se poursuivre la lutte partidaire et suicidaire.
Il y avait alors un danger fasciste. N’est-ce pas une comparaison excessive ?
Je ne joue pas là-dessus. En effet, je ne brandis pas le spectre d’une Marine Le Pen qui remporterait la présidentielle. Le danger qui peut nous rassembler, c’est la crise climatique. La bataille n’est plus sur le niveau de vie, mais sur la vie elle-même.
Or, nous sommes dirigés par une élite inconsciente, ou cynique, obsédée par la croissance, la concurrence, la mondialisation, qui fonce droit dans le mur écologique. Nous devons lui reprendre le volant des mains et cet impératif peut nous rassembler. Mais il faut, de la base, une exigence que le rouge et le vert s’unissent.
L’élite est l’adversaire commun ?
Oui. Cela doit nous souder. L’oligarchie domine la société par ses firmes, mais elle nous dirige aussi de l’intérieur, par la publicité, par les médias, par une démocratie sous tutelle.
De quelle tutelle parlez-vous ?
Emmanuel Macron a d’abord été adoubé par les grands patrons, de médias notamment. Son mouvement a été financé par des chèques de 5 000 euros, largement venus de la City et de Suisse. C’est prouvé, l’oligarchie s’est mobilisée pour lui.
Qui a voulu le CETA [accord commercial entre l’Union européenne et le Canada] ? Le lobby du pétrole, d’abord. Qui a voulu le secret des affaires ? Le lobby de la chimie. Mais « lobby », cela suppose une pression extérieure. Or, notre démocratie est colonisée de l’intérieur par une caste dont Macron n’est que la partie émergée. Contre cette oligarchie, il faut souder un bloc historique : des classes populaires et des classes intermédiaires.
Le grand souci, c’est le divorce entre ces deux cœurs sociologiques de la gauche : en gros, les « profs » et les « prolos ». Tous les moments de victoire, dans notre camp, ont vu la jonction entre ces deux classes : 1789, 1936, Mai 1968, Mai 1981…
Depuis trente ans, la mondialisation a tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus. D’un côté, les ouvriers, victimes, qui rejettent la mondialisation et, de l’autre, les éduqués, pas directement frappés, qui ne la jugent pas forcément heureuse, mais qui la tolèrent, avec passivité. Et ce divorce social entraîne un divorce politique.
La solution, c’est donc la contestation de la mondialisation ?
C’est une fracture qui peut se résorber. Quand j’entends Nicolas Hulot qui condamne férocement les accords de libre-échange, je me dis : « Enfin ! voilà un terrain d’entente entre écologie et social. » Plus largement, mondialisation, croissance, concurrence, compétition, sont des mots-cadavres. Jusque dans les années 1980, cela faisait envie. Aujourd’hui, ils soulèvent au mieux de l’indifférence, le plus souvent une inquiétude. Nous devons les rejeter, fermement. Et porter un nouvel imaginaire.
Vous ne croyez pas à la croissance verte ?
C’est bidon. La croissance ne fait plus le bonheur. Elle y a participé, c’était vrai jusqu’aux années 1970, et ça vaut encore dans les pays du Sud. Mais plus chez nous. Quand on a un frigo, c’est un progrès. Quand on en a deux, ça ne sert plus à rien. Qui ça fait encore rêver, la « 5G » ? Le progrès, désormais, ne naît plus des biens mais des liens, de la qualité de nos relations avec nos cousins, nos voisins, nos collègues.
Au cœur d’un projet politique, je porte les métiers du lien : auxiliaires de vie sociale, assistantes maternelles, accompagnants d’enfants en situation de handicap. Des métiers maltraités, sans statut et sans revenu, parce que notre société maltraite les liens.
Comment articuler la volonté de relocaliser les usines en France tout en adoptant un discours anti-croissance ?
Nous devons trancher ensemble : qu’est-ce qui nous paraît utile ? Que ne veut-on plus produire ? Ce n’est pas aux actionnaires d’en décider, c’est à la société.
J’assume être pour une décroissance du trafic aérien, avec sans doute des emplois qui devront basculer. En revanche, on a supprimé cette année 2 100 postes à la SNCF, alors qu’on devrait en créer, avec la SNCF comme grand outil de la transition écologique.
Dans votre livre, on a l’impression que vous défendez une sorte d’austérité verte…
Oui, je réclame la sobriété… mais pour les riches d’abord ! En France, les 10 % les plus riches émettent huit fois plus de gaz à effet de serre que les 10 % les plus pauvres. Cette classe entraîne toute la société dans une folie.
Oui, tous, nous devrons faire des aménagements. La classe supérieure devra restreindre sa mobilité. Et l’oligarchie, c’est son mode de vie entier qui est condamné. Je saisis cette crise écologique comme une chance : quel est le sens de l’existence ? Produire plus pour consommer plus ?
C’est presque philosophique comme réflexion…
Il faut une exigence d’au-delà, un au-delà de l’iPhone 11, un au-delà de l’homme-consommateur. On parle souvent, dans les écoles, les hôpitaux, du « manque de moyens », mais je me demande si nous ne sommes pas davantage hantés par le « manque de fin ».
Abel Mestre
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Tout smouales étaient les borogoves