Mon mai 1968 ? J’avais 15 ans, je n’en ai guère de souvenirs, et ils ne sont pas intéressants.
Mais quelle vision en ai-je, 50 ans après ?
Pour moi, Mai 68 a été la rencontre de deux mouvements, le mouvement étudiant qui reste présent dans les mémoires, et le mouvement ouvrier qu’on oublie.
Mai 68 a constitué la dernière grande manifestation victorieuse de la classe ouvrière française, avec des acquis comparables à ceux de 1936, en termes de salaires et en termes de droits sociaux, marquée par le constat de Grenelle. Qui se souvient que le SMIG, ancêtre du SMIC, a augmenté de 30 %, et les salaires réels de 10 % en moyenne. La création de la section syndicale dans l’entreprise a été autorisée.
Ces deux mouvements ont cristallisé et emporté diverses autres couches de la population, notamment une bonne fraction de la petite bourgeoisie, des commerçants des cadres moyens.
Ils ont également permis l’apparition de toute une série de revendications qui se sont mieux exprimées après.
1) Un changement, une rupture.
En effet, il y a un avant et un après Mai 68.
La rupture est évidente sur le plan des mœurs, des relations entre les gens, des rapports sociaux.
Mai 1968 marque un point de départ symbolique pour le mouvement féministe, entre autres.
Il était mis fin au statut de chef de famille de l’époux dès 1970 et le droit à l’avortement est devenu une revendication dès 1971.
Elle est évidente sur le plan de l’éducation et de l’université. En 1970, 20 % d’une génération accédait au bac, aujourd’hui, plus de 50 % accède aux baccalauréats généraux et technologiques, sans compter le bac professionnel, créé en 1986, délivré à un peu plus de 20 % des personnes concernées.
On peut critiquer ce bac dit au rabais, la rupture n’en est pas moins réelle.
La création du collège unique, en 1975, si controversée soit elle, en constitue une autre marque.
Elle est moins évidente mais réelle quand même, par exemple en ce qui concerne les rapports dans les entreprises.
Enfin, Mai 68 a constitué la manifestation d’une revendication générale pour plus de liberté, notamment individuelle et au-delà, la volonté de croire aux utopies.
Il a fallu l’élection de V. Giscard dit d’Estaing à la présidence de la République pour que cette revendication trouve une traduction concrète.
2) Comme beaucoup de ruptures, comme la Révolution française, il s’agit d’une fausse rupture.
En effet, la révolte ouvrière avait été précédée, en 1967, de nombreux mouvements de grève.
Sur le plan politique, Mai 68 avait été précédé de l’élection présidentielle de 1965 au cours de laquelle le général de Gaulle avait été mis en ballotage.
La croissance des effectifs universitaires a débuté dès les années 60, quand les premiers enfants du baby-boom d’après-guerre sont arrivés en âge de faire des études, soit de 310 000 en 1960 à 850 000 en 1970.
Sur le plan des mœurs, le mouvement féministe ne date pas de Mai 1968. Pour prendre des exemples récents par rapport à Mai 1968, en matière de droit des femmes, en 1966, une loi a interdit le licenciement d’une femme enceinte en raison de son état de grossesse et la loi Neuwirth du 28 décembre 1967 avait autorisé la contraception.
En fait, en Mai 68, la société française a pris acte d’une multitude de changements et de revendications souterraines, mais déjà existantes.
) Faut-il en finir avec Mai 68 ?
La question est absurde. Nous vivons dans le monde d’après Mai 68 et beaucoup des changements intervenus après sont tellement passés dans les mœurs que revenir dessus serait impossible, sauf de manière brutale.
Personne ne songe à revenir en arrière. En caricaturant, personne ne demande à ce qu’on revienne à la chaine de télévision unique, avec un journal d’information dont le contenu est supervisé par le ministre de l’information ou au port obligatoire de la cravate pour les hommes et de la jupe pour les femmes.
En caricaturant de nouveau, personne ne souhaite revenir en un temps où les services préfectoraux décidaient de la couleur des volets des mairies.
D’un autre côté, quand on regarde l’état du droit du travail, des services publics, y compris de santé, de l’Education nationale, on se dit que Mai 68 est déjà un lointain souvenir.
De même, nous sommes passés d’une époque pendant laquelle le marxisme était devenu un discours indigeste mais banalisé et partagé par tous, y compris par ses adversaires, à une époque qui voit triompher une idéologie libérale extrémiste dont les effets sont dévastateurs.
Nous sommes passés d’une époque pendant laquelle il fallait penser la civilisation des loisirs, le monde post industriel, l’utopie, à une époque marquée par la régression économique, par une explosion des violences symboliques et réelles.
L’utopie écologique a remplacé l’utopie post industrielle.
Mais la formidable revendication de liberté individuelle, le passage de l’idée que les humains ont le « droit à » plutôt que le « droit de », nous seulement subsiste, mais s’est amplifiée.
4) Un bilan ?
Le bilan de la période est possible, à condition de ne pas imputer au mouvement de Mai 68 lui-même ce qui s’est produit. Il a constitué le marqueur de ce qui se passait, sans en être la cause ou le déclencheur, sauf sur un point.
En effet, les évolutions économiques, idéologiques, politiques, sont beaucoup plus responsables des évolutions que Mai 68.
Je repère deux évènements fondamentaux, qui ont bouleversé le cadre dans lequel nous raisonnions en Mai 68, à savoir la crise pétrolière et la chute du système communiste. Ces deux évènements cumulés ont permis et justifié la fin du compromis fordien passé après la seconde guerre mondiale ainsi que le retour triomphal de l’idéologie libérale.
Le chômage a infligé une douche froide aux espérances.
Ces deux évènements expliquent beaucoup mieux ce qui s’est passé depuis 50 ans, que Mai 68.
Il faut se souvenir qu’au début des années 70, des analystes présentaient la France, en termes de croissance, de l’action heureuse de l’Etat en matière d’économie, comme le Japon de l’Europe.
Le point sur lequel Mai 68 a probablement eu une réelle influence est la désindustrialisation de la France. De 1970 à 2014, la part de l’industrie dans la production de la valeur ajoutée en France est passée de 22 % à 11 % environ.
Je ne peux m’empêcher de penser que Mai 68 a contribué à donner l’idée au patronat français qu’il valait mieux produire ailleurs, tout en étant conscient que d’autres facteurs ont joué.
L’explication la plus simple du démantèlement systématique du système social et du service public y trouve ses racines.
Un second point sur lequel Mai 68 a eu une influence tient au fait que les autorités politiques ont pris conscience de la nécessité de favoriser l’ouverture la société, de déconcentrer et décentraliser le système.
Mais surtout, je ne peux m’empêcher de penser que Mai 68, qui se voulait révolutionnaire, s’inscrivait en fait dans l’évolution du système capitaliste lui-même. En effet, l’homme libéré de ses liens, de ses obligations autres que celles tenant à sa présence dans le système, de toute solidarité, produisant et consommant en fonction de ses « désirs » que le système sait si bien modeler est l’homme rêvé, au-delà de la morale, par le système libéral.
L’employé de start-up, travaillant pour un maigre salaire, sans limite horaires, en constitue une représentation, parmi d’autres.
Les évolutions actuelles marquent les limites de l’évolution.
D’une part, le retour du religieux, dont la prégnance était sous-estimée et du communautarisme, posent un réel problème, mais constituent probablement une forme de résistance. Ils constituent peut être un refus de la réification des individus par la modernité.
D’autre part, les leçons de la seconde guerre mondiale sont manifestement de plus en plus oubliées. Tout se passe comme si un couvercle avait été posé sur ce passé et la chute du système soviétique a fait sauter ce couvercle et a permis à ce passé de ressurgir.
Mais, en définitive, Mai 68 a été un rêve formidable, dont il reste des traces utopiques au bon sens du terme, dans certains mouvements de lutte, dans certaines revendications, dans certains mouvements, comme les mouvements des femmes, comme le paradoxal refus de la souffrance au travail. En fait, il en reste une espérance.
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Tout smouales étaient les borogoves